Quatre scénarios d'anticipation pour les bâtiments en 2050
Lancée par l’Ademe et le CSTB en 2019, la démarche prospective "Imaginons ensemble les bâtiments de demain" a donné naissance à quatre scénarios contrastés pour les 30 prochaines années, intégrant 22 enjeux clés pour le bâtiment et l’immobilier.
Présentée officiellement le 25 janvier dernier, la démarche prospective "Imaginons ensemble les bâtiments de demain" a été saluée par Emmanuelle Wargon, ministre déléguée chargée du Logement : « alors que les démarches prospectives précédentes se concentraient surtout sur l’énergie ou les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES), ici sont intégrés tous les enjeux environnementaux, fonciers, mais aussi la qualité du logement, pour explorer l’avenir et prendre le recul nécessaire. Cette exploration est particulièrement utile car la crise sanitaire que nous traversons nous fait nous poser un grand nombre de questions sur la façon dont nous habitons et vivons dans les bâtiments, aujourd’hui et demain. Au-delà des scénarios présentés, c’est la méthode utilisée qui est intéressante ; explorer l’avenir, c’est confronter des idées, partager des enjeux, diagnostiquer des problématiques, échanger de la connaissance et travailler en réseau avec tous les acteurs, permettant ainsi de fixer un cadre, ouvrir des perspectives et donner des orientations ».
Président de l’Ademe, Arnaud Leroy s’est réjoui de cette mission menée aux côtés du CSTB et de l’ensemble des acteurs de la filière bâtiment, rappelant qu’un comité de prospective d’une quinzaine de personnes s'est mobilisé durant deux ans. « Ce travail conjoint a donné naissance à une boîte à outils et à quatre scénarios, libres des contraintes liés à la neutralité carbone. Les professionnels du bâtiment peuvent à présent se saisir de nos travaux et les poursuivre ».
Président du CSTB, Étienne Crépon a souligné les transformations majeures auxquelles la société doit faire face : « la mondialisation raccourcit les distances et rend chaque lieu de la planète plus sensible à ce qui se passe ailleurs. La crise sanitaire est devenue en quelques mois une pandémie planétaire. En outre, la révolution numérique – marquée par une hyper connectivité – modifie chaque jour nos conditions de vie et de travail. Enfin, nous devons faire face à un défi comme la société n’en a jamais connu : le changement climatique. À cela s’ajoute, pour les sociétés développées, une transition démographique liée tout à la fois à l’allongement de la durée de vie et à la baisse de la natalité ».
Les quatre scénarios imaginés par l’Ademe et le CSTB incluent ces changements. Étienne Crépon conclut cependant : « l’avenir ne se définira pas par tel ou tel scénario, mais sera sûrement un mélange de chacun d’entre eux, et aussi collectivement, deviendra ce que nous voudrons qu’il soit. Et le CSTB entend bien y contribuer ». Certitude : nous sommes face à des enjeux de mutation forts avec l’adaptation des bâtiments au changement climatique et au vieillissement de la population. Assistera-t-on à un rééquilibrage territorial ou non ? Verra-t-on la population se concentrer dans de grandes aires urbaines ? Ces questions sont devant nous. Et le travail prospectif* qui vient d’être révélé offre un jalon destiné à mieux anticiper les changements à venir.
*Renseignements complémentaires sur batimentdemain.fr
Scénario 1 : "Difficile de tout faire"
Dans la période qui nous sépare de 2050, les métropoles et leurs couronnes périurbaines se renforcent et le reste du territoire décroche. Les acteurs du bâtiment et de l’immobilier font face en même temps à la transition démographique – marquée par la stabilisation de la population associée à un fort vieillissement – à la transition environnementale et à la transition numérique. Ces trois transitions demandent une adaptation importante du bâti mais les investissements nécessaires, de grande ampleur, manquent.
Les politiques environnementales aux objectifs ambitieux sont, en pratique, peu suivis d’effets. Les ménages et les entreprises voient leurs capacités d’investissement limitées. Les ressources économiques des ménages stagnent et les inégalités s’accroissent. La hausse des prix et la longue durée des prêts limitent le financement pour les propriétaires de la rénovation de leur bien. Une part très significative du budget des ménages est investie dans le logement sans que la qualité soit toujours au rendez-vous.
Dans le tertiaire, les incertitudes sur l’évolution des besoins – modifiés par la numérisation de l’économie et le vieillissement de la population – limitent les investissements.
Du côté de l’offre, les acteurs du bâtiment et de l’immobilier peinent aussi à investir à la hauteur des besoins, que ce soit en R&D, en ressources humaines ou dans les équipements. Les innovations nécessaires à la transformation des bâtiments se diffusent lentement. La faiblesse de l’investissement dans la formation conduit à une polarisation des emplois : des postes très qualifiés accompagnent la numérisation et les nouvelles normes, alors qu'une grande partie de la main-d’oeuvre peu qualifiée effectue des tâches de manutention, de pose et de déconstruction. Cette polarisation n’attire pas la main-d’oeuvre qui permettrait d’accroître l’activité du secteur : on rate une opportunité. La productivité continue à progresser lentement.
L’immobilier étant considéré comme un domaine peu porteur, les innovations de service restent un phénomène de niche portées par des stars-up qui touchent les bien-portants économiques ou les urbains. Le parc d’habitation est impacté par ce contexte. Certes, la conception et la réalisation des bâtiments neufs évoluent pour prendre en compte des exigences croissantes : moindre consommation d’énergie, faible émission des Gaz à Effet de Serre (GES), biodiversité, modularité des bâtiments… Mais la règlementation en silos, complexe, rend difficile la création de bâtiments face à toutes ces contraintes de plus en plus nombreuses.
De nombreux bâtiments sont rénovés mais pas toujours à un niveau très performant : le BBC n’est clairement pas le standard. De fait, le parc évolue de manière contrastée. D’un côté, les nouveaux bâtiments répondent bien aux nouveaux défis, y compris ceux détenus par des bailleurs institutionnels ou des bailleurs sociaux. De l’autre côté, une part encore importante des bâtiments se trouve mal adaptée aux nouvelles exigences.
En 2050, le secteur poursuit une trajectoire lente dans un monde qui a changé rapidement. Les objectifs fixés en 2020 ne sont pas atteints, même s’il est à noter des avancées notables.
Scénario 2 : "Rééquilibrage"
La répétition des crises systémiques sur la période 2020-2030 amène une large partie de la population à délaisser les logements exigus et coûteux des centre-villes au profit d’habitations situées en grande banlieue, dans les villes moyennes ou au sein de territoires ruraux. Ce phénomène est accentué par le vieillissement de la population et par un lent déclin démographique. Dans ce cadre, la problématique centrale de la quantité des bâtiments – prégnante dans un contexte d’accroissement de la population et de concentration de celle-ci au sein de certains territoires – passe au second plan au profit de la qualité des bâtiments et de leur adaptation à des contextes territoriaux et sociaux variés.
Pour permettre cette adaptation, le pouvoir et les moyens des collectivités territoriales sont renforcés. La politique nationale porte principalement sur les enjeux environnementaux et sociaux dont les crises ont prouvé qu’ils ne pouvaient être traités que conjointement.
Le changement climatique et la protection de la biodiversité sont devenus des causes nationales et les collectivités s’attèlent à décliner ces objectifs ambitieux en termes de rénovation énergétique des bâtiments, de réduction de l’artificialisation des sols ou encore d’accès au logement pour tous.
Les marchés de l’immobilier prennent des formes diverses. Dans les zones métropolitaines dont l’attractivité s’est fortement réduite, une grande partie du parc de bâtiments voit sa valeur baisser, contraignant certains propriétaires à vendre leur bien à perte ou de demeurer sur place malgré leur envie d’aller ailleurs. Des programmes de réhabilitation sont mis en place. Ils permettent de faire muter des quartiers trop monofonctionnels et d’adapter la taille des bâtiments aux besoins des nouveaux occupants.
Une partie du parc est, elle, tout simplement détruite pour permettre de mieux répondre aux demandes de la nature en ville.
À côté de cela, dans les zones nouvellement recherchées, les règles de limitation de l’artificialisation des sols conduisent à des rénovations massives du bâti ancien. Les constructions neuves se font au compte-gouttes et à partir de programmes ciselés, après concertation entre les futurs occupants, les professionnels de la construction et les collectivités, notamment pour amener les éléments manquants à tel ou tel quartier. Cette transformation s’accompagne d’une mutation importante de la filière de la rénovation, qui passe d’une politique de quantité à une politique de qualité, la rendant plus attractive avec effet de rééenchanter les métiers du bâtiment : l’artisan devient le compagnon du durable, investi, super qualifié et pragmatique. Par ailleurs, la filière fournit des voies de reconversion intéressantes pour des travailleurs en quête de sens.
La nouvelle réglementation environnementale – et notamment la fiscalité sur les matériaux – entraîne le développement rapide de l’économie circulaire et l’essor d’un tissu d’entreprises facilitant sa mise en oeuvre. Les entreprises de rénovation se distinguent désormais davantage par leurs capacités à agir en réseau, à formuler des offres globales et à répondre aux exigences des tests de performance du bâti après travaux, que par leur propension à mobiliser des équipements ou des matériaux high-tech.
Scénario 3 : "Le bâtiment comme un service"
Alors que la population croît, les métropoles continuent d’être le coeur du développement économique. L’urgence environnementale conduit l’État à mettre en place des politiques ambitieuses de transition écologique, axées sur le changement climatique et l’artificialisation des sols. Ces politiques sont l’objet d’une adhésion par la société. Les acteurs du bâtiment et de l’immobilier s’adaptent à deux enjeux clés : ne pas étaler la ville et rénover le parc bâti. L’application de la règle de "zéro artificialisation nette" porte un coup d’arrêt à l’extension périurbaine. La surface devient alors le facteur limitant en ville et périphérie, et son optimisation, un enjeu central. Dans ce contexte, il est de plus en plus coûteux d’être propriétaire en ville, lequel doit investir lourdement pour réhabiliter son bien, faisant apparaître une mutation profonde du rapport au bâtiment et à la notion de propriété. Les occupants – et l’État – réalisent que la location permet une réelle adaptation à des besoins changeant dans le temps.
Par ailleurs, attirés par des rendements attractifs, de grands opérateurs privés prennent pied dans le logement et deviennent les principaux investisseurs dans la construction, la rénovation et l’exploitation du parc urbain. L’État abandonne l’idée de soutenir une France de propriétaires : il encourage la fluidité dans le parc pour que chacun occupe les bâtiments adaptés à ses besoins du moment. Tout part vraiment des besoins, modulables, pour trouver une solution de logement adaptée, avec une surface limitée qu’il n’est plus tenable de conserver durablement. En ville, le bâtiment devient un service mis à la disposition de ses occupants par les acteurs institutionnels, permettant une plus grande flexibilité dans la gestion des espaces, et fortement aidée par les solutions numériques. Les bâtiments deviennent multifonctionnels : ils accueillent des commerces, des espaces verts ou d’agriculture urbaine ou encore des locaux associatifs. Ils permettent aussi la captation d’énergie et les recharges de véhicules électriques. Ils incluent des espaces plurifonctionnels dont l’usage peut varier au cours de la journée ou de la semaine. L’innovation est créée sur les usages et non plus sur les techniques. Par exemple, la location des locaux à l’heure se développe. Perçue jusqu’alors comme peu capitalistique, la filière construction/rénovation augmente fortement sa productivité car les investisseurs soutiennent ce secteur. Les pouvoirs publics et les acteurs de la filière réussissent à associer exigences écologiques et fluidification des règles. Cependant, les nouveaux fournisseurs de services bâtiment ne veulent plus de désordres dans la construction car cela obère leurs marges. Ils recourent donc à des solutions industrielles massifiant la rénovation et une construction rapide en maîtrisant les coûts, les risques, la qualité… Une part importante des travaux de construction et de rénovation est ainsi transférée du chantier vers l’usine. Les nouveaux bâtiments construits ou rénovés selon ces approches ont des performances environnementales très élevées. Le choix d’utiliser fortement la démolition de constructions pour densifier les zones périphériques pose toutefois des problèmes, avec des tensions sur les matériaux, exacerbées par les risques de pénuries. Les acteurs adoptent donc l’économie circulaire : selon le principe "déconstruire, reconstruire".
Conséquence : en 2050, une part très importante des grandes villes et de leur couronne périurbaine a fait l’objet de rénovations lourdes ou de restructurations. Les friches urbaines ont disparu. Hors des métropoles, la situation est plus contrastée entre des zones de villégiature et des zones dépeuplées.
Scénario 4 : "Pénurie"
Durant la période qui nous sépare de 2050, la société a de plus en plus de mal à gérer le cumul des crises systémiques : changement climatique, pandémies, crise économique… Les autorités politiques subissent les crises et l’action collective perd en légitimité. L’État se désengage engendrant une individualisation des réponses face aux crises.
Dans ce contexte, les acteurs de l’immobilier et du bâtiment se retrouvent bloqués car privés de financements ou de ressources humaines, de matériaux ou d’une capacité d’action collective catalysée par l’action publique. La population française décroît d’environ 120 000 personnes par an. Les investisseurs se détournent de la pierre car l’immobilier apparaît comme un secteur moins attractif, notamment en raison du risque de perte de valeur à moyen terme sur certains actifs liés au changement climatique. De son côté, l’État est dans l’impossibilité d’intervenir sur le marché immobilier à la hauteur de ses engagements passés.
La proportion des ménages souhaitant accéder à la propriété, mais ne le pouvant plus, augmente. Conséquence : la part des locataires croît.
Face à cette situation, les acteurs adoptent des stratégies individuelles ou à petite échelle qui peuvent aller jusqu’à la recherche d’autonomie des bâtiments vis-à-vis des réseaux existants comme les réseaux énergétiques ou les réseaux alimentaires. Selon les territoires, les réponses peuvent être très variées. Face aux vagues de sécheresse, certains optent pour des climatiseurs individuels, certes peu chers mais contribuant à l’augmentation de la chaleur en milieu urbain. Dans d’autres territoires, l’on se heurte à des problèmes locaux de rénovation et de végétalisation. Et peu à peu, la société se fractionne.
Autre exemple : la réponse à la crise de la main-d’oeuvre. Certains territoires adoptent des solutions de repli comme la délocalisation de l’activité, la "plateformisation" de l’artisanat ou un bricolage de qualité variable, accentuant la faible attractivité du secteur. Dans d’autres territoires se développe une dynamique d’auto-rénovation de qualité. Alors que d’un côté, des bidonvilles réapparaissent et des occupations sauvages de lieux se multiplient, les ménages les plus aisés investissent pour maintenir leur niveau de confort. La société se fracture.
Dans ce contexte, l’activité du bâtiment et de l’immobilier, privée de ses ressources clés, tourne au ralenti. Le niveau d’activité globale est en baisse et le contexte assez peu propice pour la productivité du secteur qui stagne sous l’effet conjugué de la crise de la main-d’oeuvre, la pénurie de matériaux, mais aussi des règles politiques peu lisibles ou mal appliquées. Néanmoins, l’innovation frugale qui permet de contourner les pénuries se développe fortement.
En 2050, l’obsolescence du parc de logement s’est accrue au fur et à mesure que le fossé entre les besoins des occupants et le cadre bâti s’est élargi. Les projets immobiliers des entreprises sont bloqués. La mobilité résidentielle est ralentie et l’on assiste au développement de l’insalubrité et du mal logement. Une partie de la population se retrouve assignée à résidence dans des logements peu adaptés à ses besoins, le faible taux de rénovation du bâti l’a mal préparée aux effets du changement climatique. Et l’on voit apparaître, aux côtés d’une précarité énergétique d’hiver, une précarité énergétique d’été.
© Jean-Pierre-Porcher