L’ Ademe et le CSTB ont imaginé quatre scénarios pour le bâtiment en 2050.
Pour imaginer les bâtiments de demain, tous les acteurs de la filière construction dépendront tout d’abord de ressources clés. Si la pénurie d’une ou de plusieurs d’entre elles survenait alors même que la société aurait une difficulté grandissante à gérer le cumul des crises, nous plongerions dans le scénario "Pénuries" imaginé par l’Ademe et le CSTB où l’activité de la construction se trouverait bloquée, aboutissant à l’obsolescence croissante du parc immobilier. Seconde hypothèse : les ressources sont disponibles mais les acteurs du bâtiment et de l’immobilier sont lents à s’adapter aux trois grandes transitions auxquelles nous devrons faire face : démographique, environnementale et numérique. En conséquence, le parc immobilier évolue à plusieurs vitesses. C’est le scénario "Difficile de tout faire". Marqués par l’échec à satisfaire les besoins, ces deux premiers scénarios sont contrebalancés par deux autres, plus souriants, sous condition d’une évolution forte des acteurs du bâtiment : soit dans le scénario "Le bâtiment comme un service", des investissements majeurs dans les métropoles (hors des métropoles, les dynamiques sont plus contrastées) entraînent une bascule des bâtiments vers les services et une industrialisation de la filière construction-rénovation. Enfin, dernière hypothèse, le scénario "Rééquilibrage(s)", après une succession de crises, génère un rééquilibrage territorial, une redistribution des pouvoirs au profit du local et l’émergence d’un marché de l’immobilier dual, menant à une rénovation rapide et ambitieuse du parc de logements rendue possible par la revalorisation et un fort développement des métiers du bâtiment. Ces 4 scénarios posant question aux professionnels de la filière immobilière, l’Ademe et le CSTB ont recueilli la perception de ce travail prospectif auprès de cinq acteurs lors une table ronde…
Une boîte à outil projective pour les acteurs de l’immobilier
Pour Noémie Houard, directrice de la stratégie et de l’innovation d’EpaMarne - EpaFrance, un aménageur public qui intervient sur le cadre de vie de 44 communes de l’Est francilien, notamment en Seine-et-Marne, « cette étude CSTB - Ademe est très stimulante car elle invite tous les acteurs qui façonnent la ville à se projeter en 2050. Tous ensemble, nous nous demandons comment nous adapter au climat, à la mobilité, à la cohésion sociale et territoriale, à la nature en ville, à la santé et à l’innovation. Nous avons la conviction qu’un aménageur public comme EpaMarne peut jouer un rôle majeur pour façonner les bâtiments de demain car, en tant que prescripteur, nous pouvons exiger la construction en matériaux biosourcés ou géosourcés. Nous pouvons aussi promouvoir la démontabilité dans une logique d’économie circulaire ou favoriser la réversibilité, la multifonctionnalité, et nous adapter aux usages futurs des habitants ».
Directrice de la prospective pour Bouygues Construction, organisme partenaire de la démarche portée par le CSTB et l’Ademe, Virginie Alonzi salue la profondeur d’analyse menée autour de 22 facteurs clés de changement : « chacun d’eux doit être perçu comme faisant partie d’une totalité. Nous disposons à présent d’une boîte à outils très utile pour aborder le bâtiment de demain et coconstruire des futurs souhaitables ».
Pour sa part, Emmanuelle Baboulin, membre du comité exécutif de l’Icade, en charge de la foncière tertiaire, remarque : « ce que proposent aujourd’hui l’Ademe et le CSTB enrichit réellement notre réflexion en donnant un éclairage très complet à notre propre démarche d’anticipation. La foncière tertiaire Icade gère un patrimoine de près de 2 millions de mètres carrés d’immeubles de bureaux. Notre objectif quotidien est d’améliorer la qualité de ce patrimoine et sa performance énergétique. Il nous faut rester aux meilleurs standards tout en limitant notre empreinte carbone et, surtout, pouvoir répondre aux attentes et aux besoins futurs de nos clients. La crise sanitaire a accéléré des transformations déjà amorcées, installant un nouveau rapport au temps et au travail ».
© Tecnova Architecture
DGM & Associés, Tecnova Architecture et Vilogia ont uni leurs forces pour concevoir le
Nouveau Campus de Suresnes (92) : les anciens bureaux du siège d’Airbus sont reconvertis
en logements pour étudiants
Quid du Zéro artificialisation nette ?
Au-delà des scénarios développés par l’Ademe et le CSTB, le directeur technique et innovation de la Fédération des Promoteurs immobiliers, Frank Hovorka, lance un appel à se saisir des indicateurs fournis par ce travail projectif : « il est pour nous fondamental que les acteurs du bâtiment s’approprient cette boîte à outils pour peser sur les impacts et les éléments à travailler. Prenons l’exemple du Zéro Artificialisation Nette (ZAN) : ce sujet nous vient des démarches du GIEC et de la Banque mondiale et concerne surtout les pays en voie de développement, notamment l’Inde et la Chine. En Europe, le secteur résidentiel occupe 2,9 % des surfaces de sols totales utilisées. Dès lors, le ZAN est-il un vrai sujet en Europe alors qu’il l’est ailleurs ? Est-ce vraiment utile ? ».
Le ZAN amène déjà EpaMarne à se requestionner : « l’on nous demande de répondre aux besoins en logements et en activité économique en consommant moins de sols. Et notre modèle économique est fondé sur la vente de charges foncières. Nous intervenons principalement en extension urbaine sur des terres agricoles cultivées de façon conventionnelle. Nous devons donc évoluer… À l’Est de notre périmètre, nous intervenons principalement en extension urbaine : nous cherchons à développer les projets les plus écologiques et vertueux. À l’Ouest, dans l’approche de la métropole du Grand Paris, nous prônons plutôt l’intensification urbaine en recyclage de friches. Et, surtout, nous cherchons le bon modèle économique parce que tout cela a un coût », souligne Noémie Houard. Virginie Alonzi partage cette vision : « refaire vivre des friches apporte effectivement une réponse au ZAN. Mais nous pouvons aussi reconstruire la ville sur la ville. En outre, nous pouvons mieux utiliser l’existant : avant la crise sanitaire, le taux d’utilisation des bureaux était de 30 à 45 %. Celui des bâtiments scolaire est d’environ 20 % parce qu’ils sont inutilisés le soir, le weekend et durant les congés scolaires… Il y a déjà beaucoup de matière à travailler sur le coût d’usage des bâtiments ».
Ex-ministre du Logement et de l’Habitat durable, Emmanuelle Cosse est aujourd’hui présidente de l’Union Sociale pour l’Habitat (USH), organisation représentative du secteur HLM avec 593 organismes HLM à travers cinq fédérations : « les quatre scénarios proposés par le CSTB et l’Ademe nous questionnent, même si les résultats présentés posent des problèmes d’adhésion. Arriver à la neutralité carbone, ce n’est pas juste produire une solution miracle qui aura tout résolu : on ne peut pas faire abstraction des problèmes sociaux d’aujourd’hui sur la fabrication de la ville, la production de logements, sur le problème des marchés et sur le fait que beaucoup de gens sont très mal logés dans notre pays. Cette question-là va continuer à exister quelles que soient nos émissions de carbone. N’oublions jamais que tout progrès environnemental et écologique sera anéanti s’il ne s’accompagne pas de progrès social. Le CSTB et l’Ademe nous obligent à réfléchir. Mais quelle intelligence mettra-ton pour répondre à ces scénarios ? C’est un autre enjeu ».
© Nicolas Grosmond - Projet Sollys – Ilôt Santé Bien & Être – Lyon (69)
WORK#1, conçu par David Chipperfield Architects pour Linkcity, est le premier bâtiment
qui s’appuie sur le concept de réversibilité Office Switch Home (OSH) pensé et développé
par les équipes de R&D de BYCN. Ici, les 5 500 m² de bureaux pourront ainsi être à terme
réversibles en 58 logements
Existe-t-il un scénario idéal ?
Mais quel serait le scénario idéal pour chacun des cinq intervenants ? Emmanuelle Baboulin l’affirme : « Icade s’inscrit résolument dans le scénario du "Bâtiment comme un service". Il y a deux ans, nous avions annoncé notre bureau Icade comme un "Office As A Service" (OAAS). Ce bureau comme un service dépasse la notion de service classique pour apporter du contenu (content office) avec des espaces collaboratifs tournés vers la créativité… Aujourd’hui, l’immeuble de bureaux doit proposer un espace de travail sain, avec une vraie attention portée à la qualité de l’air, à la lumière et dans lequel les personnes qui y travaillent se sentent bien. Il nous faut également prendre en compte la notion de connectivité avec une grande flexibilité de nos aménagements et des usages, car nous nous adressons directement à l’utilisateur, c’est-à-dire au collaborateur de l’entreprise qui a loué les espaces. Il y a une forte dimension sociale de l’individu, de son traitement et de son approche au sein même du bâtiment ».
Noémie Houard envisage l’adaptation d’EpaMarne à chacun des scénarios : « si nous devions observer un rééquilibrage au profit des territoires péri-urbains - là où nous intervenons principalement - il nous faudrait travailler dans une logique de sobriété. Notre rôle serait d’améliorer l’existant. Dans le scénario "Le bâtiment comme service", où l’enjeu consisterait à densifier les territoires déjà urbanisés dans une logique industrielle, il nous faudrait être agiles tous ensemble pour éviter l’étalement urbain à laquelle notre logique d’aménageur est déjà totalement opposée. Nous intervenons en effet sur du foncier qui nous appartient sur lequel nous construisons du logement, des activités économiques, des équipements publics… là où se trouvent déjà des réseaux, des infrastructures de transport. Nous sommes dans une logique de ville courte distance.
Si nous nous retrouvions dans le scénario "Difficile de tout faire" avec des ambitions nationales extrêmement fortes, mais avec des écarts dans la faculté des acteurs de terrain à transformer l’essai sur le plan opérationnel, nous pourrions, en tant qu’aménageur public, jouer la carte d’ensemblier pour mettre les bons acteurs autour de la table et proposer collectivement les meilleures solutions.
Et dans le pire des cas, le scénario "Pénurie", nous pourrions jouer un rôle pour optimiser l’utilisation des ressources, tirer à fond la carte de l’économie circulaire et de la sobriété et maintenir une sorte de cap de pilotage dans une société en délitement ».
© Icade / D.R.
Icade réemploie les matériaux. Vue nuit de Pulse, immeuble de bureaux à Saint-Denis
L’urbanisme fonctionnaliste n’est plus la panacée
En tant que représentant des promoteurs immobiliers, Frank Hovorka entrevoit dans le travail conjoint de l’Ademe et du CSTB des perspectives sur la gestion de la complexité de la ville : « au début du 20e siècle, il y a une mixité verticale dans le bâtiment haussmannien où tout le monde vit ensemble avec une mobilité très faible du fait des contraintes de l’époque. En 1943, la publication de la Charte d’Athènes introduit la ségrégation géographique : l’on déplace complètement les populations et l’on met les fonctionnalités (logement, travail, loisirs, circulation) dans des endroits très précis. Aujourd’hui encore, de nombreux Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) sont encore basés sur ce principe de ségrégation fonctionnelle, géographique et spatiale. Mais comment voulez-vous aujourd’hui travailler sur les indicateurs de l’Ademe et du CSTB lorsque subsiste une telle dissonance entre, d’un côté, une réglementation encore ancrée au 20e siècle et, de l’autre côté, la demande de mixité géographique et de la mixité fonctionnelle provenant des usagers et des citoyens ?
À la FPI, nous sommes tout à fait prêts à retravailler tous les aspects : la reconstruction de la ville sur la ville, la remise en vitalité des friches… Mais il est clair qu’il faut remettre en résonance les locaux d’urbanisme et les réglementations. Aujourd’hui, quand vous voulez faire une opération avec des commerces au rezde- chaussée, un ERP à l’étage pour faire du coworking et des logements au-dessus, vous devez respecter trois réglementations différentes. L’on nous demande aussi d’aller de plus en plus vite sur l’adaptation de nos logements et de nos bureaux. Et, dans le même temps, nos projets sont de plus en plus contraints : en 20 ans, nous sommes passés de 3 à 6 ans pour voir un projet approuvé. Nous nous retrouvons à nouveau en dissonance par rapport à la demande de nos concitoyens ».
© Icade / D.R.
Patio de Spring immeuble de bureaux à Nanterre
Favoriser le dialogue
Face à un futur de l’immobilier encore difficile à cerner, Emmanuelle Baboulin veut jouer la carte de l’anticipation, doublée du dialogue : « nos maîtres mots sont l’adaptabilité et la flexibilité. Il faut être très agile pour adapter nos réponses. Aujourd’hui, pratiquement tous les immeubles sont conçus pour être transformés, mutés plus facilement. Tout cela passe par un dialogue avec les collectivités, avec les acteurs de la ville, les acteurs de la société, les acteurs des nouvelles technologies. Il faut oser rassembler un certain nombre de compétences, obtenir plusieurs éclairages. C’est dans ces conditions de dialogue, avec les compétences de chacun à différents niveaux, que nous serons capables de prévoir et d’offrir des espaces adaptés et attendus par nos futures générations ». Virginie Alonzi partage cette notion de coopération transversale avec les acteurs de la ville : « il ne faut plus travailler en silo, mais bien échanger avec toutes les parties prenantes externes : les acteurs privés, les acteurs publics, le monde économique et la société civile. Nous devons privilégier une approche systémique du bâtiment dans son environnement et tenir compte de toutes les externalités positives qu’il peut engendrer ».
Le dialogue avec les élus séduit aussi Frank Hovorka : « ces scénarios et ce travail prospectif favoriseraient un dialogue avec les élus locaux pour leur expliquer que la notion de densité est utile à la construction de la ville. Quand vous avez 4 500 habitants au kilomètre carré, vous permettez à un boulanger ou à un épicier d’avoir le chiffre d’affaires suffisant… Mais si vous voulez 2 000 habitants par kilomètre carré, vos services ne sont pas rentables et c’est à l’État de les subventionner. Nous entrons-là dans une vision de la territorialisation où l’on se donne les moyens de travailler sur des compromis… ».
Noémie Houard remarque elle aussi que les aménageurs de la ville se situent face à un certain nombre d’injonctions contradictoires dans un système complexe : « notre prochaine étape sera de tenter de nouvelles interventions sur l’existant. Nous avons un beau cas d’école avec le démonstrateur de la ville durable qui nous a valu d’être lauréat lors d’un appel à projets. L’idée est de reconvertir un centre commercial en milieu péri-urbain et d’y travailler avec l’ensemble des acteurs - les élus locaux, les agriculteurs - avec la ferme idée de coconstruire avec les habitants. Nous testons, nous expérimentons. L’idée plus globale est de pouvoir trouver l’équilibre économique qui nous permettra de nous adapter ».
© Icade / D.R.
« Chez Icade, il n’y a plus un seul faux plancher technique d’un bâtiment que nous démolissons qui ne soit pas conservé et à
nouveau employé dans un bâtiment neuf. Il en va de même pour les garde-corps des escaliers et pour les cloisons de séparation
des bureaux. Cela participe d’un frein à la pénurie. Nous employons aussi des matériaux biosourcés » . Emmanuelle Baboulin
Le financement : une donnée essentielle
Certitude : imaginer la ville de demain sera coûteux. Les différents acteurs devront modifier leurs modèles économiques. « La réalité actuelle nous y oblige. Il suffit de voir les impacts carbone et les enjeux de rénovation sur nos coûts. Évidemment, les modèles économiques sont totalement transformés. De même que l’on ne va plus se jeter sur des fonciers en extensions urbaines et grignoter des espaces naturels. Mais cela signifie aussi que l’on ne va s’attaquer qu’à des fonciers complexes, donc chers. Très clairement, la question de l’argent en soi - qu’il s’agisse de subvention, de prêt, d’accompagnement - est très importante dans la mutation à réaliser. Sachant, en tant que bailleur social, que nos locataires n’ont aucune évolution de revenus et même plutôt des revenus du travail à la baisse. Dans un pays où l’on voit des évolutions économiques, on assiste aussi à des décrochages d’une partie de la société et cela se traduit beaucoup dans la question de l’aménagement. L’on voit aussi des propriétaires modestes. La question du financement global et de la mutation économique de nos modèles est essentielle », prévient Emmanuelle Cosse.
Pour sa part, Frank Hovorka croit beaucoup aux évolutions réglementaires issues de l’Europe et au cadre financier européen : « le Green Deal va modifier les financements. Et notre réglementation RE 2020 qui est l’une des plus exigeantes au monde, nous place de facto dans la capacité d’accéder aux actifs les plus environnementaux. Ne nous privons pas de cette capacité. Il y aura peut-être des évolutions à faire apparaître dans la législation française pour la rénovation et sur la manière dont on l’appréhende avec tous ces financements qui tiennent compte du prix du carbone, des usages et de l’impact sur la mobilité et l’alimentation. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est de préserver une vision du logement abordable, tant dans sa construction que dans son exploitation. Nous avons vu que l’analyse du cycle de vie carbone offre une traduction extrêmement aisée en euros. Si l’on considère le poids carbone sur une durée de 50 ans, il est possible d’évaluer le coût d’exploitation d’un bâtiment. Nous pourrions travailler non plus sur un prix au mètre carré, mais sur un prix au mètre carré sur 50 ans ». Une nouvelle façon d’entrevoir le coût global de l’immobilier ? Sans aucun doute une piste parmi d’autres, pour donner une suite aux travaux de l’Ademe et du CSTB.
© Philippe Chancel
Source : verre-menuiserie.com